"Cy
commence la révélation de l'église de Saint-Michel sur le
mont appelé Tombe, dans les régions d'Occident, sous le règne
Childebert roi des Francs et l'évêque Autbert.
1. Après que le peuple des Francs, marqué
de la grâce du Christ eut solidement établi par toutes les provinces
sa domination sur les rebelles, alors que le très pieux prince Childebert
gouvernait vigoureusement la monarchie de tout l'Occident et plusieurs régions
du Nord et du Midi, le Dieu tout-puissant régnant par les troupes d'esprits
ses sujets, non seulement sur toutes les nations, mais sur toutes les parties
du monde qu'il a créés, voici que le bienheureux Michel Archange,
l'un des sept qui se tiennent continuellement en présence du Seigneur,
mais qui est aussi prévôt du paradis chargé, comme il est
dit, d'introduire dans le royaume de la paix les âmes de ceux qui sont sauvés,
montra par son apparition au mont Gargan, comment et de quelle manière
il voulait y être vénéré et glorifié, ainsi
qu'on l'a écrit. Tout ce qui fut accompli là par le bienheureux
Archange était destiné à tous les peuples illuminés
de la grâce du Christ dans les parties orientales de la Romania. Voici par
quels signes le même très heureux prince des citoyens d'en haut voulu
se manifester comme protecteur des peuples d'Occident. Ainsi celui à qui,
jadis, fut attribué le soin de défendre le peuple israélite
béni dans ses Patriarches, serait désormais gardien et guide de
ceux qui sont appelés fils par adoption. On lit en effet, dans la vision
du prophète Daniel que l'ange lui dit: "En tout ceci je n'eus d'autre
aide que l'Archange Michel, votre prince." Votre prince, cela veut dire prince
du peuple des Juifs. Mais le Seigneur Christ venu parmi les siens et les siens
ne l'ayant pas reçu mais trahi, lorsqu'il remontait vers le Père,
abolissant l'observation de la Loi ancienne, établit l'admirable sacrement
de l'annonce évangélique ; tandis que retentit par toute la terre
la voix des apôtres, le transfert des cérémonies s'accomplit
par le ministère des Saints anges.
2. En effet, l'Histoire Ecclésiastique
nous apprend qu'après la Passion et l'Ascension du Seigneur aux cieux,
après une longue attente du repentir des Juifs, alors qu'approchait le
temps de la désolation dont le Sauveur avait, dans la Sainte Parole, prédit
la venue avec les pleurs de l'humanité, voici que l'Eglise de Jérusalem,
divinement avertie s'étaient répandue dans le monde entier pour
évangéliser les peuples. Tandis que le peuple rassemblé de
partout et de tous lieux, attendait le jour des Fêtes Pascales, les prêtres
appliqués aux veilles rituelles entendirent subitement ces paroles "Emigrons
de ces lieux." Les voix soudainement émises par les anges en annonçant
l'émigration des esprits bienheureux faisaient connaître que le ministère
angélique était transféré à l'Eglise des nations.
Par là se trouve clairement indiqué que ce bienheureux Michel Archange
a obtenu près des peuples élus le même ministère qu'il
exerçait auprès du peuple de Dieu. Qu'il en soit ainsi, la dévotion
des fidèles le croit, à proportion des signes qui le démontrent.
Il voulut, en effet, se faire connaître aux mortels de notre temps afin
que le genre humain se sache appelé à vivre en société,
avec les esprits élus. Finalement, on remarquera par quelle mystérieuse
disposition un lieu fut prévu pour les mortels dans les régions
occidentales, où, de tout l'univers, la religieuse multitude des fidèles
afflue pour implorer respectueusement le secours angélique.
3. Ce lieu est appelé Tombe (Tumba),
par les habitants. En effet, il émerge au-dessus des grèves à
la manière d'un tombeau et s'étend sur un espace de deux cents coudées.
Entouré de partout par l'océan, le lieu offre l'étroit espace
d'une île admirable, situé entre les embouchures où viennent
se déverser dans la mer la Sée et la Sélune, laissant de
part et d'autre aux habitants un espace qui n'est pas trop restreint. En longueur
et en largeur de la base d'ou il s'élève il n'est pas loin d'avoir
les dimensions qui furent, on peut le conjecturer, celles du bâtiment qui
sauva la croissance du genre humain (l'arche de Noé). A six milles de distance
de la ville d'Avranches, vers l'occident, il sépare l'Avranchin de la Bretagne.
Là nulle action mondaine ne se fait sentir; cet endroit n'apparaît
favorable qu'à ceux-là seuls qui veulent se consacrer à la
vénération du Christ, et ceux qu'il accueille ce sont ceux qu'un
ardent amour des vertus élève vers le Ciel. On y trouve une telle
abondance de poissons que le flot de la mer et des fleuves en fait des amas. A
ceux qui regardent de loin il semble n'y avoir là qu'une tour aussi vaste
que belle. Mais la mer par son retrait offre deux fois par jour à la dévotion
des peuples le chemin désiré pour atteindre le seuil du bienheureux
Archange Michel. Comme nous avons pu l'apprendre par des narrateurs dignes de
foi, ce lieu fut d'abord entouré d'une très épaisse forêt
distante d'environ six milles des flots de l'océan et qui offrait aux bêtes
sauvages de profonds refuges.
4. Comme les lieux les plus reculés d'un
désert sont habituellement recherchés de ceux qui s'appliquent à
scruter les secrets du Ciel par une subtile contemplation, nous avons appris que
jadis des moines habitèrent en cet endroit où subsistent jusqu'à
maintenant deux églises bâties de la main de ces anciens. Ces moines
dévoués au service du Seigneur étaient nourris par une disposition
providentielle du Dieu qui gouverne tout, grâce à l'aide que leur
portait un prêtre du village qu'on nomme Asteriac (Beauvoir). En effet,
lorsque les vivres, sans lesquels la vie humaine ne peut subsister, venaient à
leur manquer, une fumée montant vers le ciel leur servait de signal et
ce prêtre chargeait un âne de provisions garnies d'une authentique
charité : conduit par un guide invisible, en ces lieux sans chemin l'animal
allait et revenait portant ce que Dieu ordonnait et qui leur était nécessaire.
Cependant, sur l'ordre de Dieu, comme pour préparer ce lieu au miracle
et à la vénération de son Saint Archange, la mer, jusque-là
très éloignée, se mit peu à peu à monter, aplanissant
par sa puissance l'immensité de la forêt et réduisant tout
en forme de grève, offrant ainsi un chemin au peuple de la terre pour qu'il
chante les merveilles de Dieu.
Maintenant il faut en venir à cette révélation angélique
par laquelle le Prince des esprits bienheureux fit la dédicace de ce lieu.
5. Certain jour où l'évêque
de ladite ville (Avranches) très pieux et aimé de Dieu nommé
Autbert (Autbertus) s'était abandonné au sommeil, voici qu'il fut
averti par une révélation angélique d'avoir à construire
au sommet de ce lieu un temple en l'honneur de l'Archange : de telle sorte que
sa vénérable mémoire étant célébrée
sur le mont Gargan, elle fût aussi célébrée en pleine
mer avec non moins d'allégresse. Toutefois, comme il méditait le
conseil de l'apôtre : "mettez les esprits à l'épreuve
pour voir s'ils sont de Dieu ", ce prêtre fut averti par une nouvelle
vision d'exécuter ce qu'on lui ordonnait. Comme l'esprit des prophètes
n'obéit pas toujours aux prophéties, le prélat différa
encore la construction, mais il eut recours à la prière afin de
pouvoir connaître sur cette affaire la volonté de Notre Seigneur
Jésus-Christ ainsi que du bienheureux Archange. Or, il arriva dans le même
temps qu'un taureau, dérobé furtivement par un homme que poussait
un instinct pervers, fut placé au sommet de ce rocher, dans l'attente que
celui qui avait perdu la bête ayant abandonné tout espoir de la récupérer,
le larron puisse alors en tirer un honteux profit. Cependant, le vénérable
évêque est secoué plus sévèrement par un troisième
avertissement. Puisque averti deux fois il n'avait pas acquiescé, il devait
rapidement se rendre au lieu indiqué et n'en pas quitter avant d'avoir
accompli ce qui lui était prescrit. En foi de quoi on montre encore maintenant,
marquée comme par un doigt humain, la pierre sur laquelle ledit évêque
s'assit, jusqu'à ce qu'il eût terminé l'ouvrage commandé.
6. L'évêque s'interrogeant sur
le lieu qui pourrait paraître adapté à cette construction,
une réponse angélique lui dicta d'édifier le temple là
où le taureau avait été clandestinement attaché. Et
comme il s'interrogeait sur les dimensions à donner à l'édifice,
il lui fut répondu de la même manière qu'il n'avait qu'à
prendre pour mesure de la bâtisse l'espace foulé de ses pieds par
le taureau. Après quoi il fut ordonné de rendre à son propriétaire
l'animal qui lui avait été enlevé. Alors le vénérable
évêque tout à fait assuré de la vision se rend au lieu
dit en chantant des hymnes de louange en vue d'y accomplir l'ouvrage commandé;
ayant rassemblé une grande foule de paysans il nettoie l'endroit et l'aplanit
: mais au beau milieu se dressaient deux roches qu'un bon nombre de travailleurs
ne purent de leurs mains ni déplacer, ni même changer de position.
Or, tandis qu'ils hésitaient et ne savaient que faire, la nuit suivante,
dans un village nommé Itius (Huisnes), une vision apparut à un homme
appelé Bain, qui, pourvu de douze fils, en tirait parmi les siens une noble
fierté. Averti par cette vision à se joindre au travail des ouvriers,
il s'en fut aussitôt avec ses fils pour accomplir l'ordre reçu. Arrivé
là, avec l'aide de Saint Michel Archange, ce que la force humaine n'avait
pu, il fit merveilleusement mouvoir cette masse d'une telle grandeur si facilement
qu'elle semblait ne rien peser. Tous ensemble louant Dieu et le Saint Archange
Michel, s'appliquent plus attentivement à l'ouvrage commencé. Comme
cedit évêque demeurait encore incertain de la grandeur du bâtiment
à construire, au milieu de la nuit, comme jadis il advint à Gédéon
en signe de victoire, la rosée couvrit le sommet du mont; seul l'endroit
où devaient se faire les fondations resta sec et il fut dit à l'évêque
: "Va et comme tu le verras signifié, pose les fondements."
7. Aussitôt, rendant grâce à
Dieu et implorant le secours de l'Archange Michel, il se leva dans une joyeuse
exultation pour se mettre à l'oeuvre. Il édifia un bâtiment
qui ne se dressait pas en pointe culminant au sommet, mais s'arrondissait en forme
de crypte capable de contenir, estime-t-on, une centaine de personnes. Par là
il voulait reproduire la forme du sanctuaire qu'au mont Gargan l'intervention
angélique avait aménagé dans la roche abrupte comme une habitation
offerte aux hommes terrestres pour y louer et glorifier Dieu. Ainsi serait clairement
enseigné que c'est dans les hauteurs célestes qu'on doit requérir
le secours du don divin et que c'est par le regard de la contemplation que l'on
pénètre dans les plus hautes régions de l'éther, non
pas en laissant le cur des hommes croupir dans les marais fangeux de la
terre. Ayant, Dieu aidant, achevé cet édifice en peu de temps, l'homme
de Dieu, l'évêque Autbert, demeurait anxieux, car il voyait qu'il
lui manquait des gages de l'Archange. Alors le bienheureux Michel avertit ce prêtre
de dépêcher sans retard quelques frères vers le lieu ou, au
Gargano, le souvenir du très Saint Archange est entretenu avec vénération
et de recevoir avec la plus vive gratitude la bénédiction qu'avec
le patronage de l'Archange ils en rapporteraient.
8. Cependant les envoyés arrivent audit
lieu. Très cordialement accueillis par l'abbé, après avoir
changé de vêtements et s'être reposés des fatigues d'un
tel voyage ils exposent tout ce qui était arrivé dans leur pays
et dans quel but, aussi, ils étaient venus. L'abbé ayant rapporté
toutes ces paroles à son évêque, ils rendirent tous deux d'abondantes
louanges à Dieu qui daigne offrir aux habitants de la terre tombés
par la faiblesse de la nature le suffrage des serviteurs qui l'assistent. Alors,
avec tout le respect convenable, on retire de leur lieu les gages que l'Archange
y avait laissés aux fidèles en souvenir de lui, à savoir
un morceau du petit pallium rouge posé par ledit Archange au mont Gargan
sur l'autel qu'il avait lui-même construit de sa main et un fragment du
marbre sur lequel il se tint et dont jusqu'à présent, au même
endroit, subsistent les vestiges. Auxdits frères, on remet ces gages de
son patronage pour qu'ils les rapportent au lieu Saint, sous condition que ceux
qu'associait une même révélation angélique seraient
éternellement liés par le nud de la charité.
9. Ayant pris le chemin du retour, après
un long voyage, les illustres messagers s'en reviennent au lieu d'où ils
étaient partis le jour même que, sur ledit mont dans les régions
d'Occident, s'acheva la construction. Voici qu'ils s'avancent dans un pays tout
autre que celui qu'ils avaient laissé encore couvert d'une végétation
très dense. Tandis qu'ils approchent le prêtre du Seigneur, Autbert,
se hâte d'aller au-devant d'eux et avec moult louanges et cantiques spirituels,
il porte au mont sacré les gages de protection angélique qui vont
y être si bénéfiques. A cette venue angélique, pour
ainsi parler, on ne saurait dire à quel point les provinces environnantes
exultèrent de joie. Elles prévoyaient, en effet, quel don d'en haut
leur était divinement accordé, du fait qu'elles méritaient
d'avoir pour porte-étendard le bienheureux Archange Michel, prince de la
milice céleste. On connaissait aussi quels signes merveilleux le Seigneur
opère par son ministère pour les mortels, à tel point que
dans l'espace de ce voyage douze aveugles furent éclairés, plusieurs
atteints d'infirmités diverses retrouvèrent leur santé d'autrefois,
une femme du bourg d'Asteriac privée de la vue, alors qu'elle suivait les
dons précieux du très haut Archange Michel, à peine arrivée
sur la grève, au niveau de la mer, elle retrouva la vue par l'intervention
divine, admirant comment elle était passée subitement des ténèbres
à la lumière. Or, jusqu'à ce jour, par son très haut
ministre Dieu ne cesse d'opérer quotidiennement les mêmes miracles,
en ce même lieu, à la louange et à la gloire de son nom.
10. En ce jour donc qui est le dix-septième
des kalendes de novembre (16 octobre), ayant accompli la vénérable
dédicace de ce temple, après avoir, avec sagacité, tout mis
en ordre, l'homme de Dieu, Autbert, organisa aussi les fonctions des clercs desservants,
fixant à douze le nombre de ceux qui devraient persister perpétuellement
au service du bienheureux Archange Michel par de légitimes observances,
encore que les clercs établis en ce lieu par les successeurs de ce bienheureux
homme n'y aient pas été en même nombre.
Enfin, voyant toutes choses arrangées en ordre convenable, le même
pasteur estima qu'il fallait requérir du Saint Archange cela seul qui pouvait
paraître difficile, à savoir l'élément sans lequel
ne peut subsister la vie des mortels, l'eau. Là-dessus, avec le troupeau
à lui confié il demande donc l'aide de Notre Seigneur Jésus-Christ
conjointement avec celui du Saint Archange, que celui qui jadis fit jaillir du
rocher un breuvage pour le peuple assoiffé, daignât écarter
de ses serviteurs la pénurie d'eau. Finalement, par une angélique
indication, il découvrit le lieu où, dans une anfractuosité
du rocher, en forant la cavité on trouva bientôt d'une manière
merveilleuse une eau abondante qui suffit aux usages des habitants. De maintes
façons cette eau jaillissante montra combien elle est salubre à
boire. En effet, elle procure un .prompt secours aux fiévreux chaque fois
que le désir leur vient d'en prendre.
Traduction : R. P. Michel RIQUET, dans son livre publié en 1966 sur
le Mont-Saint-Michel
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