Dans le sillage de l’architecte en chef du Mont-Saint-Michel




© Vincent Boisot / Riva Press / Vincent Boisot/Riva Press

La longue histoire du Mont-Saint-Michel a beau être ponctuée de constantes catastrophes, foudres, ouragans, incendies et écroulements variés, le paisible François Jeanneau a toujours dormi, depuis vingt-deux ans qu’il a la charge du monument, du sommeil du juste. Bien sûr, l’incendie de Notre-Dame et la détresse de son architecte en chef, Philippe Villeneuve, l’ont ébranlé, les flammes étant le pire cauchemar des 32 architectes en chef des monuments historiques qui veillent sur notre patrimoine national. Mais François Jeanneau n’est bizarrement jamais inquiet, jamais blasé, non plus, du terrain de jeu merveilleux qu’on a bien voulu lui confier en 2001. « Pour un architecte des monuments historiques, c’est une mission extraordinaire, car le Mont-Saint-Michel est à la fois ?le? monument par excellence, une sorte d’emblème national, mais c’est aussi un lieu complètement atypique? » explique-t-il. 

Il passe sa vie à sillonner la France et à mener de front d’innombrables chantiers, ayant sous sa responsabilité, en plus de la Manche, les départements des Hauts-de-Seine, de l’Indre, de la Vienne, ainsi que le troisième arrondissement de Paris et les Archives nationales. Au Mont, il vient deux fois par mois faire sa « tournée », prendre le pouls des chantiers en cours, arpenter l’invraisemblable dédale de salles, couloirs, escaliers et passages dérobés dans lesquels il avoue avoir mis un temps fou, au début, à se repérer.

Jeu de clés

Il n’a en sa possession que deux clés, censées à elles seules ouvrir l’intégralité des serrures installées pour la plupart au XIXe siècle par Édouard Corroyer, premier architecte en chef du Mont. Mais nombre de ces vieilles serrures grincent et résistent, et Jeanneau, devant chaque porte ou presque, doit pousser, tirer, essayer une clé puis l’autre avec une patience infinie jusqu’à ce que le mécanisme s’enclenche. La plupart de ceux qui travaillent au Mont-Saint-Michel ont leur propre trousseau, mais il est le seul à posséder la clé d’origine, celle qui appartenait à Corroyer lui-même, et qu’on lui a confiée solennellement en 2001. 

Figure tutélaire de la lignée d’architectes en chef qui lui ont succédé, Édouard Corroyer, fils de charpentier et physique à la Jean Jaurès, est un peu au Mont-Saint-Michel ce qu’Eugène Viollet-le-Duc, dont il fut d’ailleurs l’élève, est à Notre-Dame? « Il a fait un travail colossal, admire François Jeanneau, notamment le relevé complet de tout le bâtiment. Pour l’anecdote, c’est d’ailleurs sa femme de chambre, qu’il avait amenée avec lui au Mont, qui est devenue la fameuse mère Poulard. »

Corroyer, très opposé à la construction de la digue-route, a cependant été révoqué en 1888 avant d’avoir pu achever son travail. Pourtant, un siècle et demi plus tard, la destruction de la digue et la restitution du caractère marin du Mont, tellement réussie, lui donnaient amplement raison (lire p. 80)

La voiture de François Jeanneau est l’une des rares à être autorisées à traverser le pont-passerelle. Et ce court trajet vers le Mont s’élevant à l’horizon, isolé entre ciel et mer, comme dans une toile de maître, est d’une poésie folle. « Je ne m’en lasse pas », dit-il en souriant au volant. Il est né et a grandi à Cholet, une ville assez pauvre en monuments classés, et ce sont ses parents, cultivés, férus d’histoire de l’art ? sa mère était peintre et professeure de dessin ?, qui l’ont éduqué au beau. D’abord architecte DPLG, puis diplômé de l’école de Chaillot, il sort major du concours des Architectes des bâtiments de France en 1983, réussit le très ardu concours des Architectes en chef quatre ans plus tard, et est nommé, en 2000, inspecteur général des monuments historiques, la crème des experts du patrimoine : ils sont sept en France.

« François est quelqu’un d’extrêmement méthodique et rigoureux », loue Henry Masson, architecte du patrimoine et ancien conservateur régional des monuments historiques, qui a autrefois travaillé dans son agence. « Se voir confier le Mont-Saint-Michel est une distinction inouïe et une grande chance au moment même où on lui restitue son caractère marin. Il le méritait. » 

Jeanneau est le neuvième architecte en chef de ce monument soumis à une constante et violente érosion et qui, depuis son classement en 1874 au titre des monuments historiques, est en travaux perpétuels. D’ailleurs, où que l’on passe, emboîtant son pas élastique alors qu’il fait ce jour-là sa première tournée du mois, il montre ses interventions. 

Un ange passe?

Ici, en 2018, il a fallu consolider les rochers ouest et les rochers des Fanils. Là, en 2013, il a restauré et étanchéifié la terrasse à canons. Là encore, il a consolidé les remparts et la tour Gabriel, restauré le pont-levis, les vitraux de l’abbaye, les murs de la cour de l’avancée et de la barbacane. En fait, pas une année, depuis sa prise de fonctions, ne s’est passée sans chantiers plus ou moins importants. En 2015, il a fallu hélitreuiller l’archange saint Michel pour le faire restaurer, et les images de l’ange suspendu dans les airs, volant au-dessus de la baie, ont fait le tour du monde. « Soumis au vent chargé de sable, il devait être complètement redoré, et ses paratonnerres remis aux normes, explique l’architecte. Il était temps d’intervenir… » 

En 2023 doit s’achever le chantier sans doute le plus spectaculaire de ses années au Mont, la restauration des façades et de la toiture de la Merveille, ce joyau de l’architecture gothique dont la couverture d’ardoise était fragilisée et dont la pierre était, par endroits, dévorée par le lichen. Un chantier colossal, qui a nécessité plus de 5 000 rotations d’hélicoptère et l’élévation d’un échafaudage de 750 tonnes. « Avant le chantier de Notre-Dame, c’était le plus haut échafaudage de France », précise Jeanneau, dans le vertigineux ascenseur qui nous hisse à son sommet.

La vue sur la baie, de là-haut, est fabuleuse. Saisis par les bourrasques glacées, étourdis par les cris des mouettes, on fait le tour du toit d’ardoise à la suite de l’architecte, peinant parfois à distinguer, au loin, le ciel grisâtre de la mer de sable. La couverture de la toiture a été réalisée avec de l’ardoise de Travassac (Corrèze), plus belle et solide que celle qui avait été choisie au XIXe siècle. Épaisse de 14 millimètres, elle a été posée, sur près de 1 000 mètres carrés de toiture, au clou de cuivre.

François Jeanneau, faisant son chemin d’un pas sûr sur les échafaudages au-dessus du vide, caresse par endroits la façade du plat de la main et montre encore quelques pierres boursouflées, abîmées par les algues, le lichen et les champignons? On en a déjà changé 800, comme on a retiré un peu partout le ragréage au mortier posé au XIXe qui, de mauvaise qualité, se détachait du parement. Le joint de ciment a été remplacé par de la chaux à l’ancienne, et le jointement a été fait légèrement en retrait des pierres. « Voyez comme cela donne de la nervosité à la façade », s’enthousiasme-t-il.

Pour distinguer une partie XIIe siècle d’une autre partie XIIIe et montrer aux visiteurs l’enchevêtrement des périodes de construction, il a poussé le raffinement jusqu’à choisir des joints de couleurs légèrement différentes, l’un blanc pour le XIIe, l’autre ocré pour le XIIIe? Car c’est aussi cela, le travail d’un architecte en chef : déchiffrer un monument et en donner sa propre lecture, toute « restitution » donnant lieu, dans le petit milieu du patrimoine, à des débats souvent houleux et à des polémiques infinies?

Sur des monuments restaurés à maintes reprises, à maintes époques au cours de notre longue histoire patrimoniale, quel état, ou du moins quelle époque doit-on privilégier ? En la matière, la méthode de François Jeanneau n’a pas grand-chose de commun avec celle de son confrère de promotion Frédéric Didier qui s’acharne, depuis trente-trois ans qu’il est architecte en chef de Versailles, à tenter de restituer le château tel qu’il était en 1789, quitte à gommer tous les apports des époques ultérieures…

À l’inverse, François Jeanneau est un modeste qui se contente parfois un peu facilement, disent certains de ses détracteurs, du dernier état connu du monument dont il a la charge. « Pourtant, au Mont, il a vu quelque chose que personne d’autre n’avait vu, applaudit Colette di Matteo, inspectrice générale émérite des monuments historiques. C’est lui qui a compris que le dallage de granit du cloître mis en ?uvre au XIXe se situait bien au-dessus du niveau médiéval, et qui a proposé au Centre des monuments historiques de le rabaisser à son niveau d’origine… » 

François Jeanneau nous emmène dans ce cloître qui est comme suspendu au-dessus de la mer, un lieu hors du temps dont il a refait l’étanchéité et l’évacuation des eaux, et auquel il a surtout restitué, en ôtant 20 centimètres de sol, toute son harmonie. Les murets ? le sol étant plus bas ? peuvent désormais servir de bancs au visiteur, et le regard, qui n’est plus entravé par les colonnettes, porte plus loin qu’autrefois : son intervention a tout changé et a été unanimement saluée. Il aurait aussi aimé reconstituer, au centre du cloître, le jardin médicinal créé par l’un de ses prédécesseurs, Yves-Marie Froideveaux, et déposé pour les travaux.

Clergé toléré

La Commission nationale des monuments historiques avait approuvé, mais Philippe Bélaval, alors directeur du Centre des monuments historiques, a préféré lancer un concours, dont les résultats ont été décevants, et Jeanneau se désole du vulgaire gazon qui constitue désormais, faute de mieux, le jardin de ce cloître légendaire. Il lui arrive de ne pas avoir gain de cause auprès de son maître d’?uvre, le CMN, qui a par exemple retoqué le modèle de lustre que Jeanneau envisageait d’installer dans l’église abbatiale. Et il s’agace souvent, lui qui a trouvé dans la cosmogonie si particulière des lieux un écrin naturel à sa foi discrète, de la laïcité parfois par trop tatillonne de l’État propriétaire. « On n’a même pas le droit de parler, pour l’église abbatiale, d’éclairage liturgique, c’est quand même absurde », dit-il en haussant les épaules.

« Le clergé, depuis que Malraux l’a fait revenir, n’est ici que toléré, il n’est pas affectataire, alors que personne n’a jamais trouvé la preuve que l’abbaye avait été désacralisée. Pourtant, la présence des moines, ici, va de soi. Et elle plaît d’ailleurs aux touristes », poursuit-il. Le soir tombe, la foule a déserté depuis longtemps les lieux, et l’on entend, derrière une porte, s’élever les chants très doux des Fraternités de Jérusalem. 

Il a tenu, il y a quelques années, à refaire entièrement les logis des moines, notamment l’électricité, qui n’était plus aux normes. « On risquait l’incendie à tout moment… » Car son métier, c’est également cela. Pas seulement gérer le grandiose, mais aussi vérifier les paratonnerres, créer des sanitaires, aménager des boutiques ou de nouvelles sorties de secours…

François Jeanneau est d’ailleurs en train d’achever le réaménagement d’une portion du circuit de visite, et il aurait rêvé de rendre accessible le Mont, notamment les trois niveaux de la Merveille, aux fauteuils roulants. Des études préliminaires ont été menées, mais tout était hélas trop cher, trop compliqué, les travaux risquaient de dénaturer le site. Il ouvre ensuite l’une des loggias du scriptorium, montre sur le côté les latrines des moines dont il ne restait que l’emplacement et qu’il s’est amusé à reconstituer telles qu’elles étaient au XIIIe siècle.

Le vent, dès que l’on met un pied dehors, vous cingle le visage, et la vue, où que l’on regarde, est d’une beauté à pleurer. « Comment ne pas penser à la traversée de la mer Rouge ? » médite Jeanneau en observant la marée descendante. Il avait choisi, pour son diplôme d’architecte DPLG, d’imaginer la construction d’un monastère cistercien. Il est médiéviste, mais aime passionnément l’harmonie et l’intelligence de l’architecture classique. On l’imagine vivre dans un lieu classé, vieilles pierres et toiture ancienne, et évidemment il s’en amuse: sa maison date des années 1970 et est entourée d’immenses baies vitrées.

« J’aime avant tout la lumière », admet-il. Dans quelques mois, le c?ur un peu serré, il aura l’âge de passer la main. Ce Mont-Saint-Michel qu’il arpente, restaure, explore depuis plus de vingt ans, il ne le verra plus qu’en visiteur, avec les millions de touristes, lui qui jusqu’ici en avait la clé. Il ignore encore quand sera nommé son successeur. Mais François Jeanneau devra se résoudre un jour, selon un rituel qu’il se plaît souvent à imaginer, à transmettre au dixième architecte en chef le trousseau du mythique Édouard Corroyer.

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