Les manuscrits du Mont Saint-Michel. Partie 1. Un trésor médiéval

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Le scriptorium montois

Comme nous l’apprend le livret passionnant de Jean-Luc Leservoisier (Les manuscrits du Mont Saint-Michel, éditions Ouest-France, 2007), les 70 manuscrits produits par le scriptorium montois datent surtout de l’époque romane.

En 966, le duc de Normandie Richard Ier installe une communauté bénédictine sous l’égide de l’abbé Maynard, qui crée aussitôt une bibliothèque et un scriptorium. La communauté bénédictine remplace les clercs envoyés deux siècles plus tôt par saint Aubert, évêque d’Avranches, pour fonder le premier oratoire du Mont en 708.

Une bibliothèque — à savoir quelques manuscrits dans une armoire — est le plus grand trésor d’une abbaye après les reliques des saints et les vases sacrés. Le nouveau scriptorium donne naissance à 13 manuscrits, copiés de bout en bout à partir de manuscrits prêtés par d’autres abbayes pour disposer de livres de culte et d’étude.

Le scriptorium vit une période florissante au XIe siècle, et tout particulièrement entre 1050 et 1080, années pendant lesquelles Guillaume le Conquérant, duc de Normandie depuis 1035, apporte calme et prospérité à la région. 33 manuscrits sont réalisés à cette époque.

Comme nous l’apprend aussi le magnifique livre de Monique Dosdat (L’enluminure romane au Mont Saint-Michel, éditions Ouest-France, publié en 1991 et réédité en 2006), le scriptorium montois devient l’un des ateliers monastiques les plus productifs d’Europe.

Une quinzaine de copistes transcrivent des milliers de pages dans le silence, la persévérance et la prière, tout en apportant un soin extrême à la copie de ces pages, avec une recherche constante de la perfection et de l’harmonie de la page écrite. S’ajoute ensuite le décor, souvent réalisé par les copistes eux-mêmes sous forme d’initiales ornées et de peintures en pleine page.

Le scriptorium montois crée son propre style, avec des créations originales. La collaboration entre images et textes est parfois si étroite qu’on parle d’écriture enluminée. Peuplées de rinceaux et de feuillages, les lettrines ornées ont un dessin simple, limpide et clair, qui fera à son tour école puisque l’art de la lettrine ornée essaime dans l’enluminure européenne romane.

Un carrefour culturel

Réfugiés à l’abri du monastère, les copistes ne sont pas pour autant coupés du monde. L’abbaye du Mont participe activement aux échanges de manuscrits, de copistes et de styles qui sont en usage dans les abbayes bénédictines. Lieu de passage, l’abbaye bénéficie aussi d’influences nordiques, byzantines et carolingiennes venant de toute l’Europe.

Le scriptorium montois développe des relations étroites avec le scriptorium de l’abbaye de Winchester, en Angleterre, ou encore avec celui de l’abbaye de Fécamp, sur la côte normande. Les manuscrits contribuent à leur tour à la diffusion des mouvements de pensée et des sciences de leur temps.

Suite à son apogée au XIe siècle, le scriptorium connaît une crise pendant la première moitié du XIIe siècle, période d’instabilité politique, puis un renouveau sous l’abbatiat de Robert de Torigni de 1154 à 1186, avec 12 nouveaux manuscrits.

Abbé du Mont pendant plus de trente ans et grand bâtisseur, Robert de Torigni – souvent appelé Robert du Mont – fait construire de nouveaux bâtiments, dont deux tours, l’une étant affectée à la bibliothèque. Cette bibliothèque comprendrait 140 manuscrits, chiffre énorme à l’époque et qui vaut à l’abbaye le beau nom de Cité des livres, bien avant que Paris ne prenne la relève.

Le rattachement de la Normandie à la France en 1204 entraîne le déclin progressif du scriptorium montois et d’autres scriptoria monastiques normands, déclin précipité par la Grande Peste (1346-1353) et la Guerre de Cent Ans (1337-1453). Dix manuscrits seulement voient le jour aux XIIIe et XVe siècles.

De nouveaux scriptoria laïcs

De nouveaux scriptoria naissent dans les grandes villes et Paris s’affirme désormais comme la capitale de l’édition. La centaine de manuscrits montois datant de cette époque provient surtout d’ateliers laïcs situés à Paris, en Île-de-France et en Italie, par exemple les Decretales, un recueil de droit canon exécuté à Padoue, non loin de Venise. Le scriptorium montois survit toutefois jusqu’au début du XVIe siècle.

Paradoxalement, deux des plus beaux manuscrits de la bibliothèque montoise — un Sacramentaire du XIe siècle et une Bible romane — ne sont pas à Avranches, alors qu’ils ont tous deux été produits par le scriptorium montois. Le Sacramentaire est la propriété de la Pierpont Morgan Library à New York. La Bible romane, une bible en un volume comprenant plusieurs dizaines d’initiales ornées et historiées, est la propriété de la bibliothèque municipale de Bordeaux.

Une quinzaine de manuscrits montois, complets ou fragmentaires, est dispersée de par le monde, par exemple un fragment des Évangiles à Saint-Pétersbourg, quelques manuscrits à la Bibliothèque nationale de France, et d’autres manuscrits à Rouen en Normandie, à Leyde aux Pays-Bas, à Londres et au Vatican.

Les thèmes des manuscrits

Les manuscrits montois comprennent à la fois des livres sacrés et des œuvres concernant les arts libéraux et les sciences profanes.

Sans surprise, on trouve tout d’abord de nombreux livres sacrés, tels que l’Écriture sainte et ses commentaires, les œuvres des Pères de l’Église chrétienne et les livres liturgiques, qui sont essentiels à la vie d’une communauté bénédictine rythmée par la prière, la méditation et la célébration des offices.

On trouve peu d’exemplaires de la Bible, que ce soit la Bible complète ou l’un ou l’autre de ses livres, mais près de 50 gloses et commentaires sur l’Ancien et le Nouveau Testament, pour le plupart du XIIIe siècle et exempts de tout décor.

80 manuscrits sont consacrés aux œuvres des Pères de l’Église, interprètes autorisés de la tradition chrétienne entre les Ier et Ve siècles. Ces œuvres sont recopiées inlassablement dans les siècles qui suivent, comme en témoignent les 27 manuscrits de saint Augustin (en tout ou en partie), les dix manuscrits de saint Grégoire, saint Jérôme et saint Ambroise et les huit manuscrits d’Origène, père de l’Église grecque.

Les livres liturgiques sont des sermons et des vies de saints, tout comme des florilèges et des mélanges, puisqu’un même manuscrit comprend souvent plusieurs œuvres enserrées dans une même reliure.

La bibliothèque montoise est également ouverte aux mouvements de pensée et aux sciences de son temps, avec des livres historiques et des chroniques, de grands textes de l’Antiquité et du Moyen Âge, des traités de droit canonique et civil (droit romain), tout comme des traités de musique, d’astronomie, de médecine et de comput (calcul du temps liturgique).

Les grands textes de l’Antiquité sont des œuvres de Platon et Cicéron, et des traités de Sénèque, Boèce et Aristote. Les 31 traités d’Aristote sont regroupés dans neuf manuscrits reliés. Les grands textes du Moyen Âge comportent trois traités de Pierre Abélard.

Les textes des manuscrits

Comme l’explique Monique Dosdat dans son livre, à l’exception d’un Traité de saint Ambroise en trois tomes (Ms 63-65) produit au XVe siècle sur papier, tous les manuscrits montois sont transcrits sur parchemin, fait le plus souvent à partir de peaux de mouton longuement traitées, et plus rarement à partir de peaux de chèvre. Certains manuscrits sont transcrits sur vélin (fait à partir de peaux de veau), à la qualité plus fine.

L’encre noire est fabriquée à partir d’un pigment noir comme le bois calciné ou le noir de fumée, et d’un liant comme le miel ou la gomme arabique. L’encre de couleur est par exemple l’encre rouge minium, issue de l’oxyde de plomb trouvé dans les grès rouges. L’encre verte est d’un beau vert émeraude.

L’écriture se fait à main levée, seul le bout de la plume touchant le parchemin, et doit être d’une régularité parfaite, même si plusieurs copistes travaillent au même manuscrit.

Qui sont les copistes ?

Les copistes sont des moines qui sont aussi de fins lettrés. Être copiste est loin d’être un travail subalterne. Une grande culture est nécessaire, tout comme une patience sans faille trois à quatre heures par jour.

Les copistes transcrivent de nouveaux manuscrits à partir de manuscrits prêtés par un autre monastère, pour en faire une copie destinée à la bibliothèque montoise. Certains copistes transcrivent à eux seuls plusieurs manuscrits et donc plusieurs centaines de pages. Ils signent parfois leurs œuvres dans un colophon, à savoir quelques lignes présentes à la fin du manuscrit pour indiquer leur nom et parfois un lieu et une date. Onze copistes ont laissé leurs noms au colophon.

Le manuscrit Moralia in Job de saint Grégoire le Grand comprend mille pages en deux forts volumes, avec un premier volume (Ms 97) transcrit par le copiste Hervard et un deuxième volume (Ms 98) transcrit par les copistes Martin et Gautier. Hervard aurait à lui seul transcrit au moins quatre manuscrits (dont trois sont conservés à la bibliothèque patrimoniale d’Avranches), ce qui représente 600 pages in-folio écrites sur deux colonnes.

Les Homélies de saint Grégoire le Grand (Ms 103) sont transcrites par six copistes : Gautier le Chantre, Hilduin, Ermenald, Osbern, Nicolas et Ecoulant. Leur écriture est tellement régulière et soignée qu’il est impossible de distinguer le travail des uns de celui des autres.

Le scribe Fromond transcrit la totalité du manuscrit regroupant les œuvres de saint Jérôme, saint Augustin et saint Ambroise (Ms 72). À la fin du manuscrit, il écrit un beau colophon rimé de cinq vers que l’on peut transcrire ainsi en français moderne : « Vive la main qui s’applique à si bien écrire. Si quelqu’un est le copiste, tu cherches, lecteur, à le connaître. C’est Fromond qui, avec zèle, écrivit le livre de bout en bout. Ce qu’il a transcrit est très considérable. Que d’œuvres pies il a ainsi accomplies. Bienheureux Fromond. Voilà un frère qu’on doit aimer pour toujours. »

Les décors des manuscrits

Le copiste est souvent aussi le décorateur. Hervard, par exemple, dessine les lettrines avec l’encre noire utilisée pour le texte et l’encre rouge minium utilisée pour les débuts de rubrique.

De l’avis de Monique Dosdat, l’enluminure montoise produit ses chefs-d’œuvre entre 1050 et 1075, d’abord les peintures en pleine page (antérieures à 1060) puis la grande époque de la lettre ornée dans les textes patristiques (entre 1060 et 1075).

Les saints sont en bonne place dans l’ornementation des manuscrits, le premier étant bien sûr saint Michel. Les copistes montois mettent aussi en scène trois Pères de l’Église, à savoir saint Jérôme, saint Ambroise et saint Augustin. Saint Augustin est le plus représenté, d’abord dans sa fonction d’écrivain mais aussi dans des scènes de controverse l’opposant au manichéen Faustus ou bien à Félicien, adepte de l’arianisme.

La fin de l’époque romane

Au milieu du XIIe siècle, le temporel prend le pas sur le spirituel et, d’après Monique Dosdat, « les chefs-d’œuvre ne se trouvent plus dans les textes patristiques mais dans un cartulaire, c’est-à-dire un recueil de titres de propriété, une chronique et un traité d’astronomie. Le droit, l’histoire et les sciences supplantent la théologie. L’époque romane s’achève. » Des artistes laïcs itinérants sont parfois engagés pour le travail d’ornementation.

La fin du XIIe siècle annonce l’époque gothique. Le décor des manuscrits change de place, avec des illustrations incluses dans le texte pour un enseignement par l’image. Le style évolue lui aussi, avec des modèles pris sur le vif dans le monde réel et des lettres historiées renfermant de petites scènes vivantes. Contrairement à l’art roman, qui s’éloigne volontairement du réel, l’art gothique s’inspire directement de la réalité.

Les fac-similés numériques des manuscrits sont librement disponibles sur le web depuis avril 2017 dans la Bibliothèque virtuelle du Mont Saint-Michel. Cette bibliothèque virtuelle est une réalisation conjointe de l’Université de Caen, du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et de la Ville d’Avranches.

[Notre prochain article – Les manuscrits du Mont Saint-Michel. Partie 2. Une histoire mouvementée — relatera le déménagement des manuscrits du Mont Saint-Michel à Avranches pendant la Révolution française puis leur restauration deux siècles plus tard, dans les années 1980.]

Crédits image : La vision de saint Aubert, enluminure sur parchemin dans le Cartulaire du Mont Saint-Michel, circa 1150. Bibliothèque patrimoniale d’Avranches, Ms 210, folio 4 verso. Source : Wikimedia Commons, image du domaine public.

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