Depuis 2014 et le rétablissement du caractère insulaire du Mont-Michel, une passerelle a été construite qui relie le Mont au continent. En substance, cela signifie que tout le monde arrive par la navette. Un voyage d’une dizaine de minutes qui offre une approche progressive vers celui qui fut le Mont Tombe avant d’être christianisé. L’effet est saisissant, le mont grossit dans nos orbites à mesure que le bus remonte le ponton.
Mathilde Labatut et Brigitte Galbrun, toutes deux conservatrices du patrimoine, sont les deux cerveaux de l’actuelle expo qui fête les 1 000 ans de l’église abbatiale du Mont. Pendant plusieurs jours, elles ont emprunté la navette avec le flot de touristes journaliers (record battu le vendredi 19 mai 2023, avec 33 000 personnes sur la journée).
À Mathilde Labatut, on demande, ingénue, si elle ne trouve pas que le Mont ressemble « un peu » au château de Walt Disney ? Vous allez rire mais elle n’a pas ri. « Cette architecture en élévation, avec cette tour néogothique, et le village fortifié, ça donne un aspect forteresse. Souvent, dans la navette, on entendait les enfants se demander entre eux: À ton avis, qui vit dans ce château ?«
Le Mont-Saint-Michel, celui que nous avons tous en tête à tel point que nous pourrions, nous aussi, le dessiner sur un set de table ou une carte postale, n’a pas toujours eu cette tête. Le lieu au succès mondial a beau avoir mille ans cette année (en 1023, l’abbé Hildebert fonde l’église de l’abbaye des Bénédictins), il n’est pas sorti de terre ainsi.
Une histoire richissime
On fait un voyage dans le temps avec Brigitte Galbrun, conservatrice des antiquités et objets d’art, par ailleurs commissaire de l’expo La demeure de l’archange , 1 000 ans d’histoire et de création à l’abbatiale du Mont-Saint-Michel.
Comment fait-on pour faire ressentir 1 000 ans d’histoire du Mont, à nous, pauvres contemporains, qui aurons de la chance si nous vivons 100 ans ?
Le Mont-Saint-Michel, c’est trois parties: les remparts, le village, et, tout en haut, l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Et, au sein de l’abbaye, perchée à 80 mètres par rapport au niveau de la mer, l’abbatiale. C’est cette église, cette vieille dame, dont nous fêtons le millénaire. L’abbé Hildebert, en 1023, décide de construire cette église au sommet du rocher qui doit remplacer une église devenue trop petite, compte tenu du développement de l’abbaye.
On a décidé de fêter cette église en essayant de redonner une image plus juste de ce qu’elle était, au travers d’objets: des chapiteaux, de petits anges musiciens qui décoraient le bâtiment… On a eu l’autorisation de déplacer le reliquaire du chef de saint Aubert, fondateur mythique de l’abbaye. Et on présente le trésor reconstitué au XIXe siècle, dont ce reliquaire de 30 kg d’or, d’argent, et de pierres précieuses. Les visiteurs peuvent voir, en ce moment, le crâne d’Aubert dans le reliquaire, dans l’exposition !
C’est vraiment le moment d’aller au Mont, donc !… Selon vous, pourquoi les hommes et les femmes ont-ils éprouvé le besoin de construire sur ce morceau de rocher avant 1023, même ?
Quand on visite le Mont-Saint-Michel, on ne pense qu’à l’histoire chrétienne, à partir du moment où Saint Aubert a eu l’apparition de l’archange Saint Michel. Mais, avant cela, il y avait déjà eu un sanctuaire préchrétien. Et, puis, les êtres humains ont toujours eu tendance à choisir des lieux élevés pour installer des sanctuaires ; ils pensaient peut-être que c’était une manière de s’approcher du Ciel. D’ailleurs, dans la baie, il n’y a pas que le Mont-Saint-Michel (aussi dit le Mont Tombe). Il y a Tombelaine, et, dans les terres, côté Bretagne, le Mont Dol. Ces trois monts dominaient la zone géographique. L’un d’entre eux a été utilisé par les hommes du Néolithique comme rendez-vous de chasse, car surplombant les plaines.
À quoi peut ressembler le paysage du Mont-saint-Michel ? Que voit-on alors, que nous ne percevons plus maintenant ?
Le Mont-Saint-Michel est un lieu qui attire la foudre ! Il faut dire que saint Michel n’est pas quelqu’un de tiède, c’est un archange vainqueur du démon. Le feu est aussi associé au Mont-Saint-Michel. La position géographique sert aussi cela. Il est situé dans une baie extrêmement plate avec, au Moyen Âge, un phénomène des marées qui n’est pas bien compris. C’est un lieu de danger, entre brumes, sables mouvants et bancs de sable. On pourrait parler d’une « grande horizontale » autour du Mont, avec ce phénomène maritime impressionnant. Et, puis, il y a ce lieu, vertical, vu comme le repère salvateur, qui abrite la divinité. Il faut vaincre sa peur pour aller jusqu’au Mont-Saint-Michel.
Mont, c’est-à-dire: avec cette espèce de pic qui monte vers le ciel ?
Ce que nous voyons aujourd’hui est, en réalité, le troisième sanctuaire chrétien. À la suite du songe d’Aubert, une première église, modeste, est érigée, sans doute de plan circulaire, sur le flanc du rocher. Quand les Bénédictins remplacent les chanoines bretons au Xe siècle, eux construisent un deuxième édifice. La troisième église est celle que les visiteurs peuvent découvrir en montant actuellement au sommet de l’abbaye. Cette silhouette pointue n’est arrivée que beaucoup plus tard, avec les architectes restaurateurs. Quand le Mont-Saint-Michel est protégé au titre des monuments historiques en 1862, des architectes restaurent l’abbaye qui avait été une prison à partir de la Révolution française. La flèche que l’on voit actuellement est une création de l’architecte Victor Petit Grand, avec au sommet une statue de saint Michel, du sculpteur Emmanuel Frémiet.
Avant 1897, avant l’érection de la flèche, quelle image a-t-on de l’abbaye dans le paysage ?
À l’époque romane, s’y érige une grosse tour assez trapue. S’ensuivent des essais plus ou moins heureux et, à partir du XVIIe siècle, une sorte de bulbe avec un lanternon, qui finit comme tous les autres, c’est-à-dire: incendié. Il ne faut pas oublier que l’abbatiale du Mont-Saint-Michel a connu treize incendies. Avec sa position géographique, cette espèce de verticale plantée au milieu d’une horizontale, le Mont-Saint-Michel attire la foudre, et le métal des cloches aussi. Sans arrêt, il a fallu reconstruire.
Quelle était, autrefois, la réputation dont bénéficiait le Mont-Saint-Michel au-delà de ses terres ?
Des pèlerinages s’y sont développés dès le XIe siècle, qui ont continué durant la guerre de 100 Ans (1337-1443). Y compris des pèlerinages d’enfants. En 1862, quand la prison d’État quitte le Mont, le lieu redevient destination de pèlerinages tout en évoluant en destination touristique. Cette dimension a pris une tournure exponentielle. Aujourd’hui, le Mont est tellement médiatisé qu’on a peut-être l’illusion de le connaître. Et pourtant, il nous réserve des surprises… Enfin, notez que sur les trois millions de touristes qui viennent au Mont-Saint-Michel, un tiers monte à l’abbaye, les deux tiers restent au village et viennent pour le site.
Si vous ne deviez mettre en évidence qu’un seul des éléments qui caractérisent ce lieu que vous connaissez si bien, qu’auriez-vous envie de souligner ?
Je parlerais du défi aux lois de la pesanteur ! Quand on voit la construction de l’abbaye du Mont, on se dit que c’est un architecte de génie qui a travaillé là, parce que quand l’église abbatiale a été construite, le seul endroit où le rocher supporte l’abbatiale, c’est à la croisée du transept. Tout le reste de l’abbatiale est soutenu et supporté par des cryptes, dont l’une est l’église Notre-Dame-Sous-Terre. Comme je le dis parfois en souriant, dans l’absolu, on pourrait faire pivoter toute l’abbaye du Mont-Saint-Michel à partir de la croisée du transept, parce que tout le reste est artificiellement porté par des cryptes. Il fallait que ce soit de sacrés architectes ! Quelle tâche incroyable ça a été ! On est tellement blasés par toutes les technologies que l’on oublie à quel point c’était incroyable… Ces pierres qu’on faisait venir par bateau, cette eau douce apportée pour faire le mortier car pas question de faire du mortier avec de l’eau salée. Le Mont est une leçon d’architecture au nom de saint Michel.
L’expo « La demeure de l’archange. 1 000 ans d’histoire et de création à l’abbatiale du Mont-Saint-Michel » est visible jusqu’au 5 novembre, avec le billet d’entrée de l’abbaye.
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