Les trésors de la bibliothèque médiévale du Mont-Saint-Michel

En 1791 étaient mis à l’abri à Avranches plus de 4 000 volumes provenant du monastère du Mont-Saint-Michel. Ces livres qui constituaient la bibliothèque de l’abbaye sont la mémoire spirituelle, intellectuelle et artistique de la communauté bénédictine, qui y vécut à partir de 966. On y trouve, outre des textes religieux et philosophiques, des traités juridiques et scientifiques. Mais aussi et surtout des chroniques historiques riches en informations sur le sanctuaire normand. Autant de documents, parfois rédigés au Mont lui-même, aujourd’hui présentés au Scriptorial d’Avranches… Entretien avec Bérangère Jéhan, sa directrice. 

Le Point : Que savons-nous de l’atelier de copistes qu’abritait l’abbaye ?

Bérangère Jéhan : Dès leur installation, les bénédictins ouvrent un atelier de fabrication de livres sur place. Un lieu baptisé « scriptorium » parce que, en ce temps-là, les ouvrages sont recopiés à la main. Les moines qui y ont travaillé ont acquis une très grande notoriété dans l’Occident chrétien. En effet, après avoir fait venir sur place des artistes de grande qualité, ils se sont lancés dans la production de codex magnifiquement enluminés. Aujourd’hui encore, leur savoir-faire impressionne.

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A-t-on une idée du nombre d’ouvrages qui ont été produits sur place entre les Xe et XVe siècles ? 

Difficile à dire. Si l’on considère que chaque moine pouvait probablement copier un livre par an, la production montoise se chiffre de toute évidence à plusieurs centaines de livres sur cette période. On dit souvent qu’un tiers des ouvrages des bibliothèques médiévales a disparu au fil du temps. Si 200 ouvrages nous sont parvenus, une estimation de 300 produits sur place n’est pas farfelue.

On parle ici de recueils de manuscrits. Car, au total, ce sont bien un millier de textes médiévaux qui nous sont parvenus. C’est bien ça ?

Oui. Les manuscrits copiés ont été reliés bien longtemps après leur rédaction : au XVIIe siècle. Probablement à l’initiative des mauristes [les moines bénédictins de Saint-Maur qui s’installent à l’abbaye en 1622 et entreprennent de nombreux réaménagements au sein du Mont, dont le plus important est la division du grand réfectoire gothique en trois niveaux, pour en faire une série de cellules, NDLR]. À cette époque, toutes les couvrures anciennes ont été déposées et les manuscrits redistribués selon un ordre dont la logique nous échappe encore. 

À quel moment les manuscrits ont-ils commencé à être réunis en cahiers, ces fameux codex, qui ont remplacé les parchemins enroulés de l’Antiquité ?

Le passage du rouleau au codex est une révolution qui est bien antérieure à la création de l’abbaye. Il s’effectue autour du Ve siècle de notre ère. Les livres commencent alors à ressembler aux nôtres : à défaut d’être foliotés, ils ont désormais une tranche. 

En quelle matière sont-ils fabriqués ?

Les parchemins sont en peau. Les pages illustrées sont, en général, fabriquées à partir de veau. Celles qui comportent seulement du texte sont en mouton. Les reliures sont en veau brun avec un contrefilet en or.

Ces parchemins étaient-ils tannés sur place ?

Vu l’exiguïté des lieux, c’est peu probable. Il faut de l’espace pour traiter des peaux, car cela sent fort. C’est un travail qui devait, de toute évidence, être réalisé ailleurs que dans l’abbaye, dans un lieu disposant d’un cours d’eau. Les bénédictins possédaient de nombreuses exploitations agricoles qui pouvaient abriter une parcheminerie. Y était élevé un abondant cheptel pouvant fournir ces peaux. 

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Le travail d’enluminure des manuscrits normands est très précieux. Pourquoi celles du Mont-Saint-Michel sont-elles si réputées ?

Bien qu’isolée sur son île, la communauté monastique du Mont s’inspire de pratiques anciennes en la matière. On y décèle des influences variées. Les copistes normands s’inscrivent dans une tradition qui naît sous les Mérovingiens et s’épanouit à l’époque carolingienne, mais ils introduisent aussi des innovations qui, pour certaines, sont anglaises. Ce qui ne les empêche pas d’affirmer un style propre qui s’illustre notamment par des « rinceaux habités ».

De quoi s’agit-il ?

Les pages sont ornées de volutes végétales prenant la forme de branchages généreux qui s’enroulent dans le corps des textes. On y retrouve des motifs divers : des animaux (lions, aigles…), des monstres (souvent des dragons en raison de la dévotion michaélique du lieu), mais aussi des êtres humains. Les lettrines sont très denses, minutieusement dessinées. 

Retrouve-t-on des dessins moins attendus ?

On aperçoit un singe dans un manuscrit du XIIIe siècle, un dromadaire dans un autre, mais peu de « grotesques », comme on nomme les figures comiques. Il y a aussi, parfois, des dessins dans les marges : des gribouillages dont on peine à connaître les auteurs. Certains représentent des chevaliers ou un bestiaire.

Certains manuscrits sont-ils signés ?

On retrouve parfois en fin de manuscrit un petit colophon [une note finale fournissant des informations sur l’ouvrage en question, NDLR]. Certains moines copistes y ont glissé leur nom, une prière, ou un anathème frappant les éventuels voleurs du livre. Mais c’est rare. On n’en compte pas plus d’une dizaine. 

L’abondance de ses manuscrits a valu au Mont le surnom de « Cité des livres ». Combien de moines copistes y travaillaient ?

L’abbaye a compté entre 30 et 60 religieux selon les périodes. Mais tous n’étaient pas forcément copistes. Là encore, on peine à évaluer précisément leur nombre. Par ailleurs, tous les manuscrits du Mont n’ont pas été rédigés sur place. On en a retrouvé datant pour certains du VIIIe siècle qui provenaient d’autres scriptoria.

Le fonds de l’abbaye ne compte pas seulement des livres religieux mais aussi beaucoup d’ouvrages profanes. Pourquoi ?

Le corpus de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel compte 70 % d’ouvrages liturgiques, 12 % de textes juridiques (principalement en droit canon), 8 % de traités historiques et 7 % de livres scientifiques… Les centres d’intérêt des moines de l’époque étaient variés. 

Peut-on dire que cette bibliothèque était l’une des plus importantes du Moyen Âge ?

Non. Les universités de Bologne en Italie ou de la Sorbonne à Paris, mais aussi des grandes abbayes, comme Cluny, devaient disposer de bibliothèques plus fournies. Il n’empêche que la présence de certains grands textes de l’Antiquité – des essais philosophiques, des traités de droit romain – mais aussi des partitions de musique témoignent de l’effervescence intellectuelle du monastère normand.

Un fonds patrimonial très précieux

Si les manuscrits du Mont-Saint-Michel attirent les chercheurs du monde entier, c’est qu’ils comptent des textes d’une richesse extraordinaire. « Ils couvrent un éventail de sujets incroyable, qui vont de la théologie à l’astronomie, de la médecine à la philosophie, en passant par les mathématiques et l’histoire », s’enthousiasme Baptiste Étienne, directeur de la bibliothèque patrimoniale d’Avranches. Les chercheurs n’ont plus besoin de venir en Normandie pour consulter ces manuscrits. Ils ont en effet tous été numérisés en haute définition, à l’initiative de l’université de Caen et du CNRS (avec l’aide du consortium Biblissima cofinancé par la Région, l’État et l’Europe). La bibliothèque virtuelle* du Mont-Saint-Michel présente l’intégralité des ouvrages conservés à Avranches, mais aussi certains des manuscrits montois dispersés au fil du temps. « Une trentaine d’entre eux ont été repérés à Rouen, Bordeaux, Figeac, mais aussi Berlin, Londres, Saint-Pétersbourg et New York », indique Baptiste Étienne. L’objectif est, à terme, de les réunir tous au sein de ce portail en ligne. Au milieu des traités sur le comput (le calcul du temps liturgique), de recueils de sermons et de vies de saints, l’historien relève quelques joyaux. Comme ce florilège rarissime de « faits et paroles mémorables » de Valère Maxime, historien et moraliste romain du Ier siècle après J.-C. Ou encore cette histoire de l’évêque Eusèbe de Césarée (né vers 265 et mort le 30 mai 339). Tel aussi ce manuscrit 162, qui relate les exploits de Robert Guiscard (1015-1085), duc des Pouilles, de Calabre et de Sicile, né dans le Cotentin, et qui explora de nombreux pays autour de la Méditerranée… Autre texte exceptionnel : un traité de géométrie du XIIe siècle qui comporte la résolution de problèmes ardus, à commencer par le calcul de la hauteur d’un immeuble depuis le sol. « Le fait que la bibliothèque du Mont possède plusieurs traités philosophiques d’Aristote mais aussi des ouvrages d’Origène [l’un des pères de l’Église grecque, né à Alexandrie vers 185 et mort à Tyr entre 252 et 254, NDLR] comme la quasi-intégralité de l’œuvre de saint Augustin montre l’ouverture d’esprit du monastère bénédictin à l’époque », conclut Baptiste Étienne. *Plus d’informations sur le site: https://emmsm.unicaen.fr
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